“Les Chinois de Turgot”
par Me Nguyen & Benoît Malbranque
En tant qu’économiste, Turgot ne nous a laissé qu’un seul texte d’importance, qui résume ses vues sur l’économie politique : il s’agit des Réflexions sur la formation et la distribution des richesses, qui furent écrites en novembre 1766 et publiées en trois livraisons successives dans les Éphémérides du Citoyen, la publication des Physiocrates, en novembre 1769, décembre 1769, et janvier 1770. [1] Ce court texte — composé de cinquante sections, il se lit en moins d’une heure — fut considéré par Dupont de Nemours, économiste physiocrate, comme nettement supérieur à la Richesse des Nations d’Adam Smith. « Tout ce qu’il y a dans la Richesse des Nations, livre estimable mais pénible à lire, se trouve dans les Réflexions de Turgot, dira Dupont. Tout ce qu’Adam Smith y a ajouté manque d’exactitude et même de fondement. » [2] Le grand historien de la pensée économique que fut Joseph A. Schumpeter, considérera également que « l’architecture théorique du livre de Turgot est distinctement supérieure à l’architecture théorique de la Richesse des Nations. » [3] Enfin, Murray Rothbard, dans son chapitre consacré à « L’éclat de Turgot », notera également : « Sa compréhension de la théorie économique était incommensurablement supérieure à celle des Physiocrates, et la manière dont il traita le capital et l’intérêt est quasiment inégalée encore aujourd’hui. » [4]
Les circonstances de rédaction de ce texte important sont très étonnantes, et pourtant fort peu connues. Ni Schumpeter ni Rothbard n’en font mention. Turgot avait en vérité écrit ces Réflexions à l’attention de deux jeunes Chinois, Ko et Yang, envoyés de Chine par les missionnaires Jésuites. Il voulait que ce texte les aide à répondre à une série de cinquante-deux questions qu’il leur avait posées, centrées principalement sur l’économie de la Chine.
Dans cet article, notre intention est de détailler ces circonstances étranges, afin de comprendre pourquoi Turgot prit la peine d’écrire un texte d’économie pure pour aider ses deux jeunes enquêteurs, mais aussi ce qu’il retira, éventuellement, des réponses qu’il a reçues d’eux.
Ko et Yang
Les deux jeunes Chinois dont il sera question ici, Louis Ko et Étienne Yang, avaient été amenés en France par les Jésuites dans le but de compléter leur éducation religieuse et de les préparer à la carrière ecclésiastique.
Ce n’était pas la première fois que la France accueillait des jeunes Chinois et qu’elle était sollicitée pour pourvoir à leur éducation. En 1742, le fameux lycée Louis-le-Grand, où étaient passés Molière, Voltaire, et où s’apprêtait à entrer Turgot lui-même, comptait cinq étudiants chinois. Ces cinq jeunes étaient Paul Liu, Maur Cao, Thomas Liu, Philippe-Stanislas Kang et Ignace-Xavier Lan. Ils partirent de Macao entre les années 1740 et 1741 en compagnie du Père Foureau. Arrivés en France, ils se consacrèrent pleinement à leurs études et progressèrent rapidement.
Partis de Chine dix ans plus tard, ceux qui étaient appelés à devenir « les Chinois de Turgot », s’appelaient Louis Ko et Étienne Yang.
Louis Ko, dont le nom en chinois était ??? (G?o lèi s?), était né en 1732. Ses parents, tous les deux chrétiens convaincus, comme ceux de son compère Étienne, s’appelaient Joseph Ko et de Cécile Tchao. Étienne Yang, dont le nom en chinois était ???(Yáng déwàng), était plus jeune que Louis de quelques mois. Fils d’André Yang et de Catherine Li, il était né le 8 février 1733 à Pékin. Issus de familles chrétiennes, on leur proposa dès leur jeunesse de venir en Europe afin d’y observer la « splendeur du Christianisme », après avoir passé trois ans chez les Jésuites de Pékin.
Nos deux chinois arrivèrent ainsi à Canton à la fin de septembre 1751, deux mois après leur départ de Pékin, le 7 juillet 1751. Le choix de Canton n’était pas dû au hasard. En 1514, les Portugais s’étaient installés à Guangzhou, dans la province du Guangdong : ils appelèrent cette ville Cantão, nom qui est devenu Canton en français. Les Portugais finirent par se faire expulser par les Chinois, et à partir de 1685, ce sont les Français qui s’installent à Canton avec la Compagnie des Indes orientales.
Quittant Canton, Ko et Yang passèrent à Macao où ils restèrent plus de trois mois, attendant le départ à destination de la France. Alors qu’ils étaient à Macao, ils firent la rencontre de Louis Tcheng, un chrétien chinois désirant devenir prêtre, qui finira par revenir en Chine en abandonnant son vœu ecclésiastique.
Après un voyage éprouvant, les deux chinois arrivèrent à Lorient le 26 juillet 1752, un an tout juste après avoir quitté Pékin. Là encore, le choix du port s’imposait de lui-même. Créé en 1666, le port de Lorient était à l’époque le port commercial quasi exclusif pour les bateaux de la Compagnie des Indes. Sur des chantiers au bord de ce port jadis peu utilisé fut construit l’Orient, premier bateau destiné au commerce avec l’Asie, et qui donnera son nom à la ville. Tourné exclusivement vers l’Asie, il ne finira que plus tard par ouvrir des lignes transatlantiques, en direction des États-Unis.
Le port de Lorient, où arrivèrent Ko et Yang en juillet 1752
(peinture par Jean-François Hue, 1792)
À leur arrivée à Lorient, Ko et Yang intégrèrent le collège de la Flèche, où ils restèrent six ans. Le collège de la Flèche, aussi surnommé Henri-le-Grand, parce qu’il fut fondé en 1603 par Henri IV, était un collège jésuite situé à La Flèche, à quarante kilomètres au Sud-ouest du Mans. Collège de référence au XVIIIe siècle, il reçut quelques élèves prestigieux, comme René Descartes, qui y entra en 1607. Dans ce collège de Jésuites, Ko et Yang y apprirent notamment le français, le latin, la logique et la théologie.
Le 10 mars 1759, ils s’en allèrent à Paris avec le souhait de rejoindre le noviciat des Jésuites, où ils furent intégrés et y restèrent trois ans et demi, jusqu’à la catastrophe. En mars 1763, l’ordre des Jésuites fut interdit, suite à l’affaire Lavalette, et à la pression continuelle des jansénistes, des gallicans mais également des philosophes.
Les deux jeunes Chinois se retrouvèrent donc seuls. Ils furent néanmoins accueillis par l’abbé de Broquevielle, lazariste et curé de la paroisse Notre-Dame de Versailles. Ils purent ainsi poursuivre leurs études de Théologie.
Au début de 1764, nos deux jeunes Chinois recoururent à Bertin,ancien Contrôleur général des finances de Louis XV, pour pouvoir retourner en Chine sur un bateau de la Compagnie des Indes. Grand amoureux de la Chine, ce ministre né en 1759 dans le Périgord, était en effet en charge de la Compagnie des Indes, depuis sa nomination au poste de Secrétaire d’État en décembre 1763. Très attentif aux évènements en Chine, il sera l’initiateur de la Correspondance avec la Chine, une somme de quinze volumes abondés par des missionnaires et des explorateurs, permettant de mieux connaître le peuple chinois.
Bertin pensait que la France avait tout à gagner à échanger avec la Chine, et que cette nation lointaine pouvait être un modèle pour l’Europe. On raconte par exemple une discussion entre Bertin et le roi Louis XV, à propos des solutions pour régler les maux de la France. « Sire, je connais un moyen, lui affirma Bertin. — Et lequel ? répondit Louis XV. — Il faudrait inoculer aux Français l’esprit des Chinois ! » Cette boutade, qui peut-être n’en était pas tout à fait une, plût beaucoup au Roi, qui se retira fort amusé. Selon Melchior Grimm, qui rapporte cette anecdote dans sa Correspondance littéraire de septembre 1785, le Roi trouva cette idée « lumineuse ». [5]
Recevant la demande des deux jeunes Chinois, Bertin demanda au roi Louis XV sa permission afin qu’ils fassent un voyage à Lyon, leur permettant de découvrir les industries et les technologies françaises.
Visiter la France
Le Roi, suivant en cela les conseils de Bertin, demanda donc à Ko et Yang de prolonger leur séjour d’un an, en faisant un voyage à Lyon. Connue pour son industrie et sa soierie, la ville de Lyon était également devenue un centre intellectuel, notamment pour les religieux. En outre, Bertin y avait été intendant entre 1754 et 1757, et connaissait donc de nombreuses personnes sur place.
L’intention de Bertin était de leur faire découvrir les industries françaises, leur permettant d’effectuer une comparaison avec celles de leur pays d’origine, et ainsi de participer, armés de ce savoir, à l’amélioration des unes comme des autres.
Avant de partir à Lyon, nos deux jeunes Chinois avaient reçu des cours de physique avec le physicien Mathurin-Jacques Brisson, ancien professeur de physique au collège de Navarre, et depuis 1759 membre de l’Académie des Sciences. Ces cours avaient été organisés afin de leur permettre de bien comprendre le fonctionnement des industries françaises lors de leur voyage dans le Lyonnais. Brisson dispensa son enseignement à Ko et Yang et les fit parti-ciper à quelques expériences. Il construisit même une machine électrique à leur attention.
Après avoir acquis ces connaissances, les deux Chinois partirent de Paris le 21 septembre 1764 et furent accueillis à Lyon par Pierre Poivre et Pierre Parent, frère de Melchior-François Parent.
Pierre Poivre, voyageur « philosophe » né à Lyon en 1719, avait exploré de nombreux pays et avait acquis beaucoup de connaissances de ces voyages. À l’âge de 21 ans, il était parti en Asie pour convertir les peuples. Il en était revenu avec l’impression que l’Asie, et notamment la Chine, était un modèle pour la France. Quelques années après sa rencontre avec Ko et Yang, il publia des Voyages d’un philosophe, ou observations sur les moeurs et les arts des peuples de l’Afrique, de l’Asie et de l’Amérique (1768), dans lesquels il exposait son admiration de la Chine, pays qui illustrait le bien-fondé des idées libérales qu’il partageait avec Turgot et Bertin. On y lit en effet :
« L’extrémité orientale du continent de l’Asie, habitée par la nation chinoise, donne une idée ravissante de ce que serait toute la terre, si les lois de cet empire étaient celles de tous les peuples. Cette grande nation agricole réunit à l’ombre de son agriculture, fondée sur une liberté raisonnable, tous les avantages différents des peuples policés, et de ceux qui sont sauvages… Princes, qui jugez les nations, qui êtes les arbitres de leur sort ; venez à ce spectacle, il est digne de vous. Voulez-vous faire naître l’abondance dans vos États, favoriser la multiplication de vos peuples, et les rendre heureux ? Voyez cette multitude innombrable qui couvre les terres de la Chine, qui n’en laisse pas un pouce sans culture ; c’est la liberté, c’est la conservation des droits de propriété qui ont fondé une agriculture si florissante, au moyen de laquelle ce peuple heureux s’est multiplié comme le grain dans ses campagnes. » [6]
Melchior-François Parent, également natif de Lyon, venait de quitter son poste de directeur de la Chambre de Commerce de Lyon, pour devenir le premier commis des Finances auprès de Bertin. Il fut chargé de composer un mémoire sur toutes les visites instructives que les deux Chinois auraient à faire dans sa ville. Il fit la liste des industries, des manufactures de textile, des hôpitaux, des fabriques et ajouta même quelques vestiges d’antiquités romaines.
Ko et Yang arrivèrent à Lyon le 21 septembre 1764, après un voyage éprouvant à travers une large partie de la France. « Nous sommes arrivés ici, quoique fatigués du voyage, en parfaite santé, écrivirent-ils à Parent. Monsieur votre frère nous a reçu avec bien de la bonté et a toute sorte d’attention pour nous conduire au but de notre voyage. » Ils rencontrèrent Pierre Poivre, chargé de les mener à travers les différents lieux sélectionnés par Parent. Lors de sa rencontre avec Ko et Yang, Poivre se montra très satisfait et très enthousiaste. Il écrivit à Bertin : « Vous avez fait, mon cher Monsieur, une très bonne affaire en nous envoyant vos deux élèves chinois. Ils sont arrivés ici en très bonne santé. Dès que j’ai su leur arrivée, j’ai tout abandonné à ma campagne où la besogne ne manque pas dans ce temps de semailles et de vendanges, je me suis rendu auprès de M. Parent, que j’ai trouvé chez MM. les Chinois. » [7]
Le voyage à Lyon n’était ni une simple formalité ni un passe-temps trouvé par le ministre Bertin, mais plutôt, ainsi que le décrira Isabhelle Landry-Deron, une sorte de « formation accélérée ». [8] Bertin souhaitait en effet que ces deux jeunes comparent les productions fran-çaises et les productions chinoises, afin que ces deux pays puissent développer des relations commerciales plus étendues. Les deux Chinois devaient prendre des notes à chaque visite et fournir leurs recommandations à leur retour en Chine.
À Lyon, Ko et Yang visitèrent les fabriques de textile de luxe produisant des étoffes brodées et du velours, observant les procédés de fabrication avec une grande curiosité. Ils allèrent également à la Bibliothèque des Jésuites, où Poivre souhaitait leur montrer l’impres-sionnante Histoire de la Chine en 32 volumes, avec la traduction manuscrite du Père Joseph-Anne-Marie de Moyriac de Mailla, missionnaire jésuite ayant travaillé dix-huit années dans l’Empire chinois.
Puisque dans le Lyonnais le travail de filage était terminé pour la saison, Poivre n’eut pas d’autre option que d’emmener les deux Chinois à la Fréta, afin de leur montrer ses propres instruments de filage. Ils les emmenèrent également à la rencontre des teinturiers, une visite qui semblait lui tenir à cœur, puisqu’il écrivit à Bertin : « Je suis bien content de leur voyage chez nos teinturiers : c’est l’objet essentiel qu’ils avaient à voir dans cette ville. » [9]
Cet emploi du temps était très chargé pour les deux jeunes Chinois, qui s’en plaignirent à leur protecteur, M. Parent :
« Ces Messieurs nous pressent de voir tout ce qu’ordonne votre Mémoire dans Lyon. Nous avons vu dès aujourd’hui 1° tout ce qui regarde la soie, c’est-à-dire le dévidage, le doublage et le moulinage ; nous n’en pourrons voir le tirage que dans le Vivarez ; 2° tout ce qui regarde la teinture, c’est-à-dire les cinq couleurs primitives. Vous voyez, Monsieur, que notre journée ne peut pas être mieux remplie.
Tout ce qu’il y a c’est le temps qu’il nous faut pour faire nos notes sur chaque chose ; car nous n’avons eu que le temps de diner, de souper et de dire notre bréviaire. Mais j’espère que comme ces Messieurs ne sont pas maîtres, malgré toute la bonne volonté qu’ils ont pour le bien public, d’y sacrifier tout le temps qu’ils souhaiteraient, pendant qu’ils seront occupés d’une part nous trouverons du loisir à travailler à nos notes. Monsieur votre frère compte nous faire voir toutes les manufactures qu’il y a à voir dans Lyon et qui peuvent se perfectionner par les connaissances qui viendront dans la suite de la Chine. » [10]
Lors des nombreuses visites qu’ils eurent à effectuer, les deux Chinois posèrent des questions, auxquelles devaient répondre Poivre et Parent, qui les accompagnaient.
« Nous avons commencé nos courses par les moulins de Mr. Jentet que nos Chinois ont très bien vus, longtemps et en détail. M. Parent et moi nous leur avons donné tous les éclaircissements qu’ils nous ont demandés, et le plus petit surtout [11] nous a fait beaucoup de questions et m’a paru avoir bien saisi toute la mécanique de cet artifice qui est une belle chose, surtout le quarré long qui tient moins d’espace et fait beaucoup plus d’ouvrage que les artifices ronds. [12]
Néanmoins, les deux jeunes Chinois eurent parfois des difficultés à bien comprendre, et Poivre avoue avoir eu plusieurs fois le plus grand mal à leur expliquer, à cause du manque de formation de Ko et Yang sur les questions de chimie.
« Nous parcourûmes les ateliers de nos teinturiers ; nous vîmes donner toutes les couleurs : mais nous nous attachâmes comme de raison et suivant votre avis à voir surtout le décreusement, la teinture blanche, la bleue, nous vîmes préparer le brevet pour l’indigo, nous le vîmes broyer et faire la cuve, nous observâmes avec la même attention spéciale, la teinture jaune et la noire. Nos étrangers ont des échantillons de toutes nos matières colorantes et des sels que nos teinturiers emploient. Si avant de nous les envoyer, vous leur aviez fait prendre une vingtaine de leçons seulement chez Mr. Macquer ou chez Mr. Rouelle, ils saisiraient mieux ce qu’ils voient. J’ai de la peine à leur faire comprendre ce que c’est qu’un astringent, un alcali, un acide, etc. et l’action des uns sur les autres. Ils le comprendront mieux lorsqu’à leur retour à Paris vous leur ferez apprendre les principes de la Chimie. » [13]
Après ce passage à Lyon très instructif, mais aussi très éprouvant, à cause du grand nombre de visites en peu de temps, Ko et Yang voulurent poursuivre leur route en direction de Saint-Étienne.
« Nous avons à vous prier de parler à M. Bertin d’une petite bagatille que désirerions faire à St Étienne en Forest, à Cône et à Moulins, si nous y passons, de la quincaillerie de ce pays-là. Il y a apparence que nous partirons pour St Étienne avant la fin de la semaine prochaine. Ainsi vous aurez la bonté de nous avertir incessamment si nous pouvons faire ce que nous demandons. » [14]
Nous ignorons s’ils eurent l’occasion, ainsi que c’était leur souhait, de s’arrêter dans ces différentes villes. Ce que nous savons, en tout cas, c’est qu’ils s’en revinrent à Paris le 10 novembre 1764.
Pour venir à bout de leurs lacunes en chimie, dont s’était plaint Pierre Poivre, Ko et Yang reçurent des cours. Poivre avait suggéré qu’on leur donnât des connaissances en chimie et en pharmacie. Ils en reçurent en effet, grâce au professeur Louis-Claude Cadet de Gassicourt, chimiste, pharmacien et membre de l’Académie des sciences.
La date de leur retour en Chine approchait désormais. Ko et Yang eurent cependant le temps de prendre quelques leçons sur l’art d’imprimer, et reçurent du Roi une petite imprimerie portative. Avant de partir, ils prirent le temps de préparer leurs affaires, de ranger les présents qu’on leur avait fait, et de finir leurs notes de voyages, qu’ils tenaient depuis leur arrivée en France, il y a plus de douze ans.
Retour en Chine
Le 16 janvier 1765, deux jours avant leur départ, Ko et Yang reçurent une « Instruction » détaillée précisant la conduite qu’ils devraient tenir en arrivant en Chine. Plusieurs domaines étaient évoqués dans cette Instruction préparée par Bertin : les sciences, les arts mécaniques, le droit public, et le droit civil.
Il était également demandé aux deux jeunes Chinois de prêter une attention particulière aux personnalités importantes qui pourraient aider les relations franco-chinoises à se tisser. D’une manière générale, l’instruction de Bertin exigeait d’eux qu’ils « profitent des lumières qu’ils ont acquises en France en vue d’être réciproquement utiles à la nation chinoise et à la nation française, […], et qu’ils recueillent des objets et des avis dont ils n’auront point entendu parler en France. » [15]
Le 18 janvier 1765, Ko et Yang prirent place à bord du « Duc de Choiseul », un vaisseau de 900 tonneaux, inauguré à Lorient le 13 octobre 1761, nommé en l’honneur d’Étienne François, duc de Choiseul, qui occupait, quoique non officiellement, la charge de premier ministre de la France depuis 1758. Selon Dominique Lelièvre, le départ fut réalisé dans une telle hâte que Ko et Yang « oublièrent quelques ouvrages dans la précipitation du départ. » [16]
En raison des mauvais vents, le trajet fut plus long qu’à l’accoutumé, et nos deux Chinois ne parvinrent à Pékin, leur destination finale, qu’à la fin de janvier 1766. Éloignés de leur nation natale depuis plus de quatorze années, ils rentraient européanisés au point de ne plus être reconnaissables, et au point d’avoir la plus grande peine à retrouver les habitudes de la vie chinoise. Le Père Michel Benoist, qui les accueillit à Pékin, écrivit à Bertin que Ko et Yang n’avaient pas tardé à s’ennuyer de Pékin, ayant « presque oublié que c’était leur partie, et dont les mœurs et les usages sont si opposés aux mœurs et aux usages de France, où ils ont été presque naturalisés. » [17]
Le Père Michel Benoist, né à Dijon le 8 octobre 1715, était un prêtre jésuite et missionnaire en Chine, qui servit de cartographe et d’astronome auprès de l’empereur chinois Qianlong. C’est lui qui accueillit Ko et Yang à leur retour en Chine. C’est également lui qui reçut les instructions qui avaient été remises aux deux jeunes Chinois. « Ces jeunes chinois, peut-on lire dans les Lettres édifiantes et curieuses envoyées de Chine, remirent entre ses mains, comme des fils à leur père, tout ce qu’on leur avait donné en France pour eux et pour les missions de leur patrie. » [18]
Lui qui avait pourvu à l’éducation de Ko et Yang durant leurs jeunes années, il prit le plus grand soin pour aider ses protégés à répondre aux questions qui leur étaient posées, dont, pouvons-nous conjecturer, celles posées par Turgot, et que nous présenterons bientôt. « Quand le père Benoist, disent encore les Lettres édifiantes et curieuses, vit les instructions données aux pères Yang et Ko, par le ministre éclairé et bienfaisant, qui voyant la Chine en homme d’état, vouloir enrichir la France de toutes les connaissances de ce vaste Empire, il n’épargna rien pour engager ceux de nous qui avaient quelques loisirs, à entrer dans les vues patriotiques. » [19]
Le P. Benoist s’assura que Ko et Yang répondirent à toutes les demandes qui leur avaient été faites. Ainsi qu’il avait été convenu, Louis-Claude Cadet de Gassicourt, qui avait été le professeur de chimie des deux jeunes à Paris, reçut « de l’extrait de thé, de l’extrait de rhubarbe, l’un et l’autre parfaitement préparés. Ils y joignirent deux pains de muriate de soude très pur, très blanc, très bien cristallisé, qu’ils avaient retirés de l’urine humaine. » [20] Turgot reçut également, ainsi qu’il l’affirmera lui-même, ce qu’il avait demandé des deux Chinois. Quant à Bertin, il reçut, en plus d’une correspondance qui dura jusqu’en 1790, une grande quantité de produits et objets en tout genre, des graines à planter jusqu’aux ouvrages chinois dans leur traduction française, tels que La vie de Confucius et l’Art militaire des Chinois.
Turgot et ses Questions sur la Chine
Nous ignorons si Turgot eut l’occasion de rencontrer physiquement ces deux jeunes Chinois. Nous savons néanmoins qu’il les connaissait bien, ayant eu vent par exemple qu’ils suivirent des cours de chimie, de physique, et d’art auprès de professeurs parisiens.
Turgot a posé cinquante-deux questions, principalement sur l’économie : trente questions sont de nature économique, sur la distribution des richesses, les prix, les salaires, etc. ; neuf questions sont consacrées à la fabrication du papier ; trois questions abordent l’imprimerie ; on en compte également trois à propos des étoffes ; enfin, quatre questions portent sur l’histoire naturelle et trois sur l’histoire générale de la Chine.
Ces cinquante-deux questions reflètent non seulement la curiosité de Turgot envers la Chine, mais aussi sa grande connaissance de cette nation. Turgot connait et cite plusieurs références importantes de l’époque, notamment la Description géographique, historique, chronologique, politique et physique de l’empire de la Chine et de la Tartarie chinoise, compilée par le Père Du Halde, les Lettres édifiantes et curieuses, ainsi que les mémoires de Pierre Poivre et de M. de Verthamon. Le catalogue des livres de sa bibliothèque, qui fut établi à sa mort, nous renseigne également sur ses sources. Parmi les ouvrages consacrés à la Chine, et outre ceux mentionnés précédemment, nous trouvons notamment les Nouveaux Mémoires sur l’état présent de la Chine du Père Le Comte. [21]
Turgot posa pas moins de trente questions sur les matières économiques. Il écrivit en outre ses Réflexions sur la formation et la distribution des richesses pour aider les deux Chinois à répondre correctement. Il n’écrivit aucune réflexion sur l’industrie du papier, l’histoire naturelle ou la fabrication des étoffes. Ce fait même indique l’importance qu’avaient pour lui les trente questions économiques, ce qui ne nous étonnera guère de la part d’un homme qui fut véritablement un économiste.
La majorité des questions d’ordre économique, dont les toutes premières dans l’ordre donné par Turgot, concernent la répartition des revenus en Chine. À ce qu’il semble, Turgot pensait que la Chine était un pays très riche. C’est ce dont il avait été persuadé à la lecture des relations des Jésuites en Chine. La plupart de ses questions sur la distribution des revenus, ainsi, ne concernent ni le nombre des gens misérables ni les moyens que l’on met en place pour les aider, mais uniquement le niveau de richesse des Chinois.
Après avoir demandé à Ko et Yang s’il y a en Chine « beaucoup de gens riches » et si « les fortunes y sont fort inégales » (Q1), Turgot décline son interrogation pour estimer la proportion de gens riches en Chine :
« Y’a-t-il beaucoup de gens qui possèdent une très grande quantité de terres, de maisons, de domaines ? » (Q2)
« Y’a-t-il beaucoup d’Entrepreneurs qui aient de gros fonds, qui fassent travailler un grand nombre d’ouvrier, et qui fassent fabriquer une très grande quantité de marchandises ? » (Q3)
« Y’a-t-il beaucoup de Négociants qui aient des fonds considérables et qui fassent de grosses entreprises de commerce ? » (Q4)
Il semble étonnant, de prime abord, que ces questions sur le nombre des Chinois les mieux lotis ne soit pas suivies de questions similaires sur le nombre de pauvres ouvriers, paysans, ou vieillards. C’est que les ouvrages que Turgot a consulté ou n’en parlent pas, ou répandent l’illusion d’une Chine où même les plus simples paysans vivent dans l’abondance, grâce à des récoltes qui viennent trois fois par an.
À travers ces questions sur la répartition des richesses, Turgot souhaite bien sûr se rendre capable de comparer la Chine et la France. Dans la France de l’Ancien Régime, les inégalités de richesse étaient considérables, et choquaient l’esprit de ce réformateur humaniste qu’était Turgot. Il chercha ainsi à vérifier si une nation en apparence aussi développée que la Chine souffrait également des mêmes maux, ou si les richesses étaient, grâce à la liberté économique qui semblait y prévaloir, un peu mieux réparties.
Turgot chercha également à savoir si, comme en France, le pouvoir politique était détenu en Chine par des individus issus des classes les plus aisées de la société. Ainsi pose-t-il sa sixième question :
« Par quel genre d’homme sont communément remplies les grandes places à la Chine ? Sont-ce les enfants de familles riches vivant sans travail de leurs revenus, ou bien des fils de Laboureurs, de Manufacturiers, de Commerçants dont les pères sont assez riches pour leur procurer une éducation distinguée ? » (Q6)
Il semble considérer que l’hérédité des postes importants soit une caractéristique importante pour mesurer l’inégalité dans la répartition des revenus. Il renchérit en effet :
« N’y a-t-il pas des familles qui de père en fils n’ont d’autre état que se livrer à la profession des lettres, et de poursuivre les différents emplois, comme cela parrait fort naturel, et comme il arrive en France, où les enfants des Magistrats prennent le plus souvent l’état de la Magistrature ? » (Q7)
Turgot souhaita non seulement avoir une mesure de l’inégalité parmi les différentes classes de la société, mais voulut également connaitre les façons par lesquelles les riches tirent leurs revenus. Est-ce en prêtant de l’argent à intérêt ? (Q5) Est-ce en abandonnant leurs terres à perpétuité “moyennant une redevances annuelle en grains ou en argent”. Le fait de poser des questions sur la répartition de l’emploi selon les zones économiques montre que Turgot avait une connaissance assez large sur l’économie et la vie sociale chinoise. Il sait dans quelle ville on trouve plus communément des fermiers et quel animal ils utilisent en cultivant la terre dans les provinces méridionales de la Chine.
Suivant ces questions sur la répartition des revenus, on remarque une question sur la présence ou non d’esclaves en Chine.
« Emploie-t-on dans quelques parties de la Chine des Esclaves à la culture des terres ? » (Q10)
Nous savons que Turgot avait des vues très tranchées sur cette question. Dans un paragraphe des Réflexions qu’il joignit à ces questions, il nota que l’esclavage n’avait pu se développer « sans violer toutes les lois de l’ordre et de la morale, et tous les droits de l’humanité ». Nous ignorons la réponse que Turgot reçut de Ko et Yang sur cette question de l’esclavage, mais nous pouvons supposer qu’elle fut conforme à la réalité chinoise de l’époque : or, sous la dynastie Qing, des esclaves étaient parfois employés pour la culture des terres.
Il est possible que Turgot, observant que l’esclavage avait aussi court dans une nation aussi développée que la Chine, cessa de la considérer uniquement comme une immoralité. Pour soutenir cette affirmation, rappelons que quatre ans après avoir rédigé ces questions, Turgot eut un débat avec son ami Dupont de Nemours, sur cette question de l’esclavage, après que ce dernier ait affirmé, dans les colonnes des Éphémérides du Citoyen, que même si le travail des esclaves était plus efficace que celui de salariés libres, « il n’y aurait pas à balancer, il faudrait se résoudre à payer le sucre plus cher, ou même à s’en passer, plutôt que de violer si cruellement les droits de l’humanité. » [22] Turgot lui envoya une lettre, qui disait :
« Je voudrais fort que vous eussiez raison de soutenir que l’esclavage n’est bon à personne, car c’est une abominable et barbare injustice, mais j’ai bien peur que vous n’ayez tort, et que cette injustice ne soit quelquefois utile à celui qui la commet. Le genre humain n’est pas assez heureux pour que l’injustice soit toujours punie sur le champ. Il y en a d’énormes et qui certainement ont procuré à ceux qui les ont faites de très grandes satisfactions. Quelquefois, le remord peut être une compensation de ces satisfactions qui sont le fruit de l’injustice, mais lorsque l’injustice n’est point reconnue par l’opinion, elle n’excite point de remords. Croyez-vous que Philippe en ait eu d’avoir soumis la Grèce, et Alexandre d’avoir conquis le royaume de Darius ? César en a peut-être eu d’avoir usurpé la puissance suprême à Rome, mais il n’en a sûrement pas eu d’avoir conquis les Gaules. Je ne crois pas non plus que, chez les peuples où l’esclavage est établi, les maîtres aient aucun scrupule d’avoir des esclaves. Il est donc incontestable que l’injustice est souvent utile à celui qui la commet, et celle de l’esclavage l’est tout comme une autre. » [23]
Dans la suite de ses questions économiques, Turgot s’intéressa au niveau des prix en Chine, afin, encore une fois, de procéder à des comparaisons entre la France et la Chine. En bon économiste, il réclama d’abord des précisions sur le niveau du taux de l’intérêt :
« Quel est l’intérêt ordinaire de l’argent prêté ? Est-il au denier vingt ou à cinq pour cent, ou bien plus fort, ou plus faible, à trois ou quatre pour cent, ou bien à six, à dix, à quinze pour cent ? » (Q19)
Il se préoccupa également du prix du riz, du prix des terres, ainsi que du salaire quotidien des travailleurs selon les différentes provinces. Il prit soin de demander à Ko et Yang d’exprimer leurs réponses en taël, unité monétaire chinoise, dont il savait, grâce à la Description de la Chine deDu Halde, qu’elle équivalait à 40g d’argent. Ainsi s’imaginait-il pouvoir procéder à des comparaisons entre son pays et l’Empire chinois.
La dernière question, ou plutôt les dernières questions d’ordre économique posées par Turgot sont d’une importance capitale. L’économie politique française de la seconde moitié fut dominée par le problème des subsistances : doit-on accorder la liberté absolue de vendre, importer, et exporter du blé ? Faut-il, en cas de disette, forcer les producteurs à approvisionner les marchés ? Le prix du blé, enfin, doit-il être fixé par la puissance publique ? Ces questions, et plusieurs autres qui en découlent, divisaient alors les économistes. Turgot chercha à connaître la pratique chinoise en la matière, sans doute pour guider son action politique dans le Limousin. Il demanda à ses deux Chinois :
« Est-il libre à tout le monde de vendre et d’acheter du riz quand il veut ? Est-il permis d’en faire des magasins ? N’oublie-t-on jamais les Marchands ou les Laboureurs d’ouvrir leurs magasins ou de le porter au marché ? Les Mandarins n’en fixent-ils jamais le prix ? Le laisse-t-on passer librement d’une ville à l’autre dans les temps de disette ? » (Q30)
Turgot posa vingt-deux autres questions sur des sujets divers autres que l’économie. Il profita certainement de l’occasion de l’envoi de questions économiques pour éclaircir d’autres points qui l’intéressaient, comme la fabrication du papier, l’imprimerie, la fabrication de la porcelaine, l’industrie des étoffes et l’histoire naturelle de la Chine.
Sur la procédure de fabrication du papier, Turgot avait des connaissances assez larges. Il savait, de par la Description de Du Halde, que les Chinois utilisaient des filaments pour tirer du Rotin. Cela lui fit naître des doutes, qu’il voulut éclaircir :
« Comment s’y prend-on pour diviser le Rotin en filaments aussi droits et aussi fins que des fils de laitons ? Il ne paraît pas que cela soit possible quand le Rotin est sec, mais peut-être y réussit-on mieux avec du Rotin frais qui vient d’être coupé. Peut-être aussi fait-on macérer ou rouir le Rotin pour pouvoir en séparer les fibres, à peu près comme on fait rouir en Europe le chanvre et le lin pour en séparer l’écorce : on demande sur cela des éclaircissements. » (Q32)
Turgot insista également afin qu’on lui envoie différentes pâtes qui servent à fabriquer du papier, tant celles issues du bambou que celles en coton de laine. « À l’égard du Bambou, ajouta-t-il, on prie d’y joindre un peu d’écorce de Bambou dans son état naturel et avant qu’elle ait subi ces différentes préparations. » Il s’intéressa également au processus de fabrication du papier parce qu’il fut étonné de lire dans la Description de Du Halde qu’en Chine on fabriquait du si grand papier. « S’ils pouvaient expliquer clairement la manière dont on s’y prend pour exécuter des feuilles de douze pieds de long sur huit de large, et comment on peut manier de si grandes formes, les plonger dans la cuve, les en retirer, les agiter pour arranger également la pâte, sans qu’elles se courbent par le milieu ? Comment on les retourne assez promptement pour coucher la feuille sur l’étoffe ? Comment on peut lever de si grandes feuilles sans les déchirer ? Comment on peut le étendre encore molles sans les faire prendre des plis, etc. ? » (Q38)
Notre économiste fut également curieux sur l’imprimerie, qui, rappelons-le, avait été inventé en Chine au IXe siècle, et non par Gutenberg. [24] Il s’intéressa à l’encre pour imprimer afin de savoir si elle était « en tout semblable à celle dont on se sert pour écrire » ou si elle n’était pas plutôt « délayée avec l’huile comme celle dont on se sert en Europe pour imprimer ? » (Q41) Et sa curiosité le poussa à demander des exemplaires de livres chinois, afin d’essayer de procéder de la même manière en France : « On serait bien aise d’avoir une planche gravée prête à imprimer, une quantité d’encre suffisante pour faire quelques essais, une des brosses ou des pelotes dont on fait usage à la Chine. » (Q42)
Il interrogea également sur la colle de riz : comment fait-on la colle de riz, demanda-t-il, elle qui ne ressemble pas à celle fabriquée en Europe ? (Q37)
Turgot réclama en outre qu’on lui envoie des pierres de Chine, du moins celles qui se trouvaient le plus communément dans certaines provinces, qu’il nomma expressément, comme s’il savait d’avance les lieux intéressants. Il donna même des conseils aux deux Chinois afin de faciliter leurs recherches. Comme l’indique bien Isabelle Landry-Deron, cela prouve la « familiarité de Turgot avec la géographie de la Chine, dont il nomme avec aisance les provinces riches et les provinces reculées et pauvres. » [25]
Comme s’il avait été géologue, et que de telles préoccupations avaient rempli sa vie, Turgot, se montra très exigent. Il voulut avoir des pierres avec les étiquettes exactes du lieu où ils les auront trouvées, et réclama la plus grande attention pour le moment de l’envoi, car il voulait que ces pierres arrivent correctement classées, et en parfait état.
« Il faudrait que toutes ces pierres fussent encaissées avec quelque soin, et arrangées de façon qu’elles ne s’usassent pas en frottant les unes contre les autres, qu’elles ne se touchassent pas, et que les étiquettes ne se décollassent pas ; pour cela il faut bien remplir les vides avec des matières molles et légères, comme des rognures d’étoffes ou de papier. »
Enfin, parmi les questions sur l’histoire naturelle que cet économiste a posées aux deux jeunes Chinois, mentionnons deux questions centrées sur la fabrication de la porcelaine à King-te-tching, dans la province du Jiangxi, et sur la fabrication du thé. Il affirma souhaiter recevoir des échantillons de chaque type.
Les réponses à toutes ces questions, et les échantillons demandés, Turgot les reçut bel et bien. Dans une lettre envoyée de Limoges le 22 juillet 1768, Turgot remercia le commis de Bertin, Parent, après avoir reçu la réponse de Yang :
« J’ai reçu la lettre de M. Yang que vous m’avez adressée et je vous prie de recevoir tous mes remerciements. Je vois qu’il m’adresse une partie des choses que j’ai demandées, entre autres une rame et demie de papier, des graines de thé, de l’arbre à vernis et de l’arbre à la moelle duquel on fait des fleurs artificielles. » [26]
Nous n’avons pas le texte de Yang, ni le détail des réponses qu’il a fourni à Turgot sur les grands sujets économiques évoqués par l’intendant du Limousin. Connaître ces réponses pourrait nous permettre de comprendre les actions politiques du ministre Turgot, mais c’est une connaissance qu’il nous faut accepter de ne jamais acquérir.
***
Ce sont ces questions, roulant sur de nombreux sujets, mais surtout sur certains points très précis de l’économie chinoise, que Turgot fit parvenir à Ko et Yang. Il les accompagna, ainsi que nous le savons, de ses célèbres Réflexions sur la formation et la distribution des richesses, qui allaient devenir un chef-d’œuvre de la pensée économique pré-moderne.
Le 9 décembre 1766, Turgot en informa Dupont de Nemours, et lui expliqua le sens de son court texte :
« J’ai barbouillé beaucoup de papier depuis que je vous ai vu ; indépendamment d’une explication de la grande et de la petite culture que j’avais faite pour un Mémoire sur les impositions du Limousin qui a été donné j’ai fait des Questions pour les deux Chinois dont je vous ai parlé et, pour en faire voir l’objet et le sens, je les ai fait précéder par une espèce d’esquisse de l’analyse des travaux de la société et de la distribution des richesses. Je n’y ai pas mis d’algèbre et il n’y a du Tableau économique que la partie métaphysique ; encore ai-je laissé bien des questions à l’écart qu’il faudrait traiter pour rendre l’ouvrage complet, mais j’ai traité à fond ce qui concerne la formation et la marche des capitaux, l’intérêt de l’argent, etc. ; c’est un canevas. » [27]
Ce canevas attendit plus de trois ans avant d’être publié, et plus encore avant d’acquérir quelque célébrité. Aujourd’hui, nous pouvons être satisfaits qu’il soit célébré, mais également qu’il ait son histoire parfaitement connue.
Me Nguyen & Benoît Malbranque
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[1] Le texte fut signé par les initiales M.X. La date de parution véritable est 1770, car le journal, dirigé par Dupont de Nemours, accusait un retard important de livraison : ainsi le numéro de novembre parut-il en janvier 1770, celui de décembre en février, et celui de janvier en avril.
[2] Dupont de Nemours, « Éloge de Turgot », cité dans Gustave Schelle, Dupont de Nemours et l’école physiocratique, Paris, 1888, p.159
[3] Schumpeter, J. A. (1954), History of economic analysis, Oxford University Press, 1981, p. 238
[4] Murray N. Rothbard, « L’Éclat de Turgot », dans Austrian Perspective on the History of Economic Thought, Ludwig von Mises Institute,
[5] Melchior Grimm, Correspondance littéraire, philosophique et critique, Tome 3, Paris, 1813, p.395
[6] Pierre POIVRE, Voyages d’un philosophe, ou Observations sur les mœurs & les arts des peuples de l’Afrique, de l’Asie et de l’Amérique. Paris, 1768, pp.137-138.
[7] Lettre de Pierre Poivre à Bertin, 27 septembre 1764
[8]Isabelle Landry-Deron, Conférence au colloque international Turgot (1727-1781), Notre contemporain ? Economie, administration et gouvernement au Siècle des Lumières, 14-16 mai 2003, p.4
[9] Lettre de Pierre Poivre à Bertin, 27 juillet 1764
[10] Lettre de Ko à Parent du 27 septembre 1764
[11] Étienne Yang, plus jeune que Louis de quelques mois
[12] Lettre de Pierre Poivre à Bertin, 27 septembre 1764
[13]Ibid.
[14] Lettre de Ko à Parent du 27 septembre 1764
[15] Dominique Lelièvre, Voyageurs chinois à la découverte du monde: de l’Antiquité au XIXe siècle, Olizane, 2004, p.344
[16]Ibid.
[17] Lettre du Père Benoist à Bertin, 12 octobre 1766
[18] Lettre d’un missionnaire de Chine, envoyée de Pékin en 1775 à l’occasion du décès du P. Benoist, in Lettres édifiantes et curieuses écrites des missions étrangères, Volume 24, Paris, 1811, p.485
[19]Ibid., pp.485-486
[20]Bulletin de Pharmacie, tome 3, Paris, 1811, p.393
[21]Catalogue des livres de la bibliothèque de feu M. Turgot, ministre d’État, Paris, 1782, pp.138-139
[22]Ephémérides du Citoyen, vol 4 (Paris, 1771) ; Cité par Gustave Schelle, Dupont de Nemours et l’école physiocratique, Paris, 1888, pp.105-107
[23] Lettre de Turgot à Dupont de Nemours, Limoges, le 20 février 1770
[24]Cf. Thomas Francis Carter, L’imprimerie en Chine : invention et transmission vers l’Occident, Paris, Payot, 2008
[25]Isabelle Landry-Deron, Conférence au colloque international Turgot (1727-1781), Notre contemporain ? Economie, administration et gouvernement au Siècle des Lumières, 14-16 mai 2003, p.4
[26]Lettre de Turgot à Parent, le 22 juillet 1768
[27]Lettre de Turgot à Dupont de Nemours, le 9 décembre 1766
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